1406 De la poussière sur les paupières
Un matin ensoleillé à l’intérieur du Sénégal, je descends du taxi de brousse pour rencontrer le Père Roberto qui m’attend au bord de la route. Père Roberto m’a invité dans son village Koudiadiene, dans la région de Lamlam, pour me faire part des injustices subies par les riverains à cause de l’exploitation du phosphate par des investisseurs européens. À peine arrivé au village les premières conséquences de cette exploitation minière frappent les sens : une poussière grise recouvre les plantes, les arbres et les maisons. Tout de suite, Père Roberto m’explique qu’il s’agit d’une poussière toxique qui nuit à la santé des riverains. Depuis l’installation de ces entreprises, le nombre des maladies pulmonaires, comme la tuberculose et l’asthme, a augmenté et les centres de santé ne sont pas équipés pour gérer cette situation.
Ensuite Père Roberto me montre les environs du village. Il ne nous faut que quelques minutes pour arriver aux premières mines, où les engins de terrassement lancent des quantités énormes de poussière dans l’air. Les entreprises creusent jour et nuit à une profondeur de huit mètres pour extraire le phosphate. Leurs activités ont transformé l’ancienne forêt en un paysage dominé par des trous et des tas de terre.
Je rencontre César, un jeune du village, qui m’amène inspecter de plus près les sites miniers et les alentours. Auprès des sites, on constate que le phosphate est chargé directement sur des trains à destination du port de Dakar pour être exporté directement en Europe par bateau. Presque toute la production est exportée vers l’Europe, seule une petite quantité est vendue sur le marché local. Le phosphate est utilisé principalement comme engrais en agriculture intensive, et le minerai est aussi transformé en phosphore, qui est utilisé dans de nombreux produits chimiques. Pour le moment il y a trois entreprises d’exploitation du phospate[1], qui sont européennes ou qui ont une forte présence du capital européen. Il y a encore plus d’entreprises intéressées à s’installer dans la zone de Lamlam. En effet, Il existe déjà de nouveaux plans d’exploitation dans la zone de Lamlam et le village de Koudiadiene se trouve au milieu des zones à exploiter. Dès lors le village risque d’être délocalisé et si les mines se rapprochent encore plus du village, cela deviendra encore plus invivable. Donc, les riverains demandent des mesures d’accompagnement sur le plan social (pour compenser la perte de terre, de revenus et d’habitation), sur le plan environnemental (pour réhabiliter le paysage et réduire la pollution) et sur le plan sanitaire (pour soigner le nombre augmenté de malades).
Je me promène avec César dans les environs, les seuls arbres en vue sont le baobab et le rônier, il y a peu d’herbe et beaucoup de sable et de poussière. Plus tard un vieux me raconte mélancoliquement qu’avant c’était une forêt touffue avec beaucoup d’animaux sauvages, où les villageois pouvaient s’approvisionner en fruits et en autres plantes et la chasse permettait également aux villageois d’en tirer leurs moyens d’existence. Les effets de cette déforestation pourraient devenir désastreux dans un pays sahélien comme le Sénégal. En effet, le défrichement a accéléré les processus de désertification et salinisation des terres, ce qui réduira la production agricole et aboutirait à l’érosion des sols. En outre, tous les sols, les plantes et les arbres à côté des mines se trouvent sous un tapis gris de poussière. Les effets de la poussière deviennent rapidement clairs quand César me montre un plant de tomates périmé à cause de la mauvaise qualité du sol. : « Ils n’ont pas eu beaucoup de cette récolte ».
Un autre problème pour les paysans est que leur accès à l’eau pour l’irrigation est sérieusement réduit : les entreprises utilisent beaucoup d’eau dans leurs activités et, en plus, l’exploitation du phosphate réduit considérablement la qualité des sols en dégageant des métaux lourds dans l’eau du sol[2]. Un peu plus loin on voit du bétail qui mange de l’herbe poussiéreuse, qui nuit à la santé des animaux, et plus tard rentre dans la nourriture des riverains (viande, lait…). Autre danger pour le bétail, mais aussi pour les riverains, ce sont les trous laissés par les entreprises après prospection ou extraction. Quatre enfants des bergers sont morts après être tombés dans un des trous laissés par les entreprises.
À prendre ou à laisser
Ensuite, j’ai rencontré l’élu local Gustave pour échanger sur ce que j’ai vu auprès des mines. Il me dit : « Nous n’avons pas été consultés avant l’installation des entreprises. » Il considère que l’octroi de la permission d’exploitation à l’entreprise n’a pas suivi les procédures légalement correctes. Dès lors, beaucoup de riverains ont perdu leurs terres pour une petite indemnisation non-négociable et non-proportionnelle. C’était « à prendre ou à laisser ». La perte des terres et la pollution ont augmenté la faim et la malnutrition, et la pauvreté s’est installée au village. Les riverains sont passés de trois plats par jour avant l’installation des entreprises à un seul plat à midi! Le matin les gens ne mangent plus et après le repas de midi les adultes mettent un peu de côté pour les enfants. On donne priorité aux enfants, mais la malnutrition se généralise à cause de la perte des terres.
Auparavant, les paysans du village faisaient des cultures vivrières comme le mil, le manioc, le sorgho et aussi des cultures de rente comme les arachides, les mangues et les agrumes. Ainsi les villageois pouvaient se nourrir de leurs récoltes et en vendre une partie pour payer les frais scolaires et sanitaires ainsi que pour financer les mariages. Maintenant il y a moins de récoltes, car il y a moins de terres cultivables disponibles au village. En plus les prix alimentaires sont à la hausse et la sécurité alimentaire est en danger dans le village. De même, les éleveurs ont vu diminuer leur niveau de vie par la pénurie de pâture et la pollution de l’herbe.
« S’il n’y a rien à cultiver, de quoi les gens vont-ils vivre ? »
Différents villageois m’ont confirmé que les entreprises ne respectent pas les lois sénégalaises. Selon le code minier sénégalais, les entreprises doivent respecter une distance d’au moins 500 mètres du village pour établir leurs usines, mais les usines sont tellement proches du village que les gens n’arrivent plus à dormir à Koudiadiene. En outre, les entreprises doivent réhabiliter le paysage après exploitation, et pour cela elles doivent financer un fonds de réhabilitation sous la gestion des riverains, mais au moment de ma visite les gens n’avaient pas encore connaissance de l’existence d’un tel fonds.
Le soleil de midi entoure le village ; je m’assois sous le rônier avec les hommes du village qui sont en train de tisser les fibres du rônier. Je leur demande leur avis sur les activités des usines dans la région de Lamlam. D’abord un silence s’installe avant qu’un homme dise : « C’est vrai que les usines ont fait plus de dégâts que de bienfaits. En principe, nous ne sommes pas contre l’installation des entreprises si cela contribue au développement local, mais pas comme ça.» Puis cet homme me confirme que les entreprises ne respectent pas le code minier et qu’elles n’ont pas tenu leurs promesses : comme la construction des écoles[3], des centres de santé, des routes, des puits d’eau et la création de l’emploi pour les riverains. Surtout le manque d’emploi est une source de mécontentement à Kioudiadiene, car les entreprises n’embauchent presque pas de villageois. Beaucoup de jeunes du village avaient postulé pour un travail auprès des entreprises, mais les hommes du village me disaient que seulement deux ou trois hommes de la zone de Lamlam ont pu trouver un emploi auprès de l’entreprise. En outre, la loi sénégalaise sociale n’est pas respectée. Les entreprises utilisent des contrats journaliers pour des salaires bas (1500 CFA/environ 2,3€ pour 10 heures de travail). Les entreprises ne paient pas les cotisations sociales, ce qui fait que les travailleurs n’ont pas droit à une couverture sociale et sanitaire, ni à une rémunération pour les accidents de travail et ils n’ont pas droit à la retraite. Les hommes du village veulent des contrats à durée indéterminée, mais, malgré l’arrivée des usines, le chômage persiste au village. Pour cette raison beaucoup de jeunes quittent le village pour aller travailler en ville à Thiès ou à Dakar, par exemple, comme chauffeur de taxi. Ceux qui restent au village sont obligés de réinventer leurs vies : les riverains confectionnent des paniers de fibres du rônier pour les vendre sur les marchés, mais c’est un travail moins rentable par rapport au revenu certain de la vente de nourriture que les gens avaient auparavant. Les jeunes qui sont confrontés à un manque de terres, de pâturages et d’emplois dans les entreprises se sentent dépourvus d’un futur prospère, ce qui pourrait donner lieu à des conflits. Juste après ma visite les communautés ont fait une manifestation contre les entreprises.[4]
Quand la nuit tombe on entend toujours les engins : 24 heures sur 24 heures et 7 jours sur 7 on a du bruit et de la poussière. Les usines européennes travaillent pour alimenter le modèle de consommation en Occident sans se soucier de leur impact social et environnemental sur les villages. Entre-temps, les riverains de Koudiadiene sont chaque jour un peu plus sous pression pour réinventer leurs vies pour avoir de quoi manger le soir…
Je remercie cordialement les villageois de Koudiadiene de leur accueil chaleureux pendant mon séjour.
Gino Brunswijck
[1] Une entreprise est européenne, une autre une filiale d’un groupe européen et la dernière : une entreprise sénégalo-européenne où la majorité du capital vient de l’Europe.
[2] Our Phosphate Risk : “Water Quality”, consulté à: http://www.thephosphaterisk.com/issues/water-quality
[3] Dans le passé l’entreprise coloniale avait construit une école pour les enfants des travailleurs, mais en ce qui concerne les nouvelles entreprises, aucune école n’a été construite.
[4] Groupe WalFadjri : « PHOSPHATES DE THIES :Les populations crient haro contre le péril phosphatier», consulté à :