1607 Des turbulences dans les négociations des APE
Les accords de partenariat économique (APE) entre l'Union européenne (UE) et les régions d'Afrique ne sont pas à leur meilleur moment. L'UE maintient la pression sur les pays africains pour qu’ils avancent dans le processus de négociation des APE, malgré la résistance de certains gouvernements africains et de la société civile. Des divergences dans les négociations conduisent à la fragmentation à la fois entre les régions et entre les pays d'Afrique, ce qui compromet les efforts d'intégration régionale en Afrique.
Alors que la signature et l'application provisoire de l'APE entre l'UE et le groupe APE ‘Communauté de développement d'Afrique australe’ (SADC)[1] ont été signées le 10 juin 2016 au Botswana, d'autres régions montrent une forte résistance à signer l'accord. Dans la Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest[2] (CEDEAO), le Nigéria, le Gabon et le Congo Brazzaville ont refusé la signature de l'APE. Cependant, l'annonce la plus récente et la plus surprenante vient de la Communauté d’Afrique orientale (EAC) où le secrétaire permanent des Affaires étrangères de Tanzanie, Aziz Mlima, a dit que son pays avait décidé de mettre un terme à la signature des APE qui était prévue pour ce 18 juillet 2016.[3]
La pression de l'UE
Afin de forcer la ratification des APE et leur mise en œuvre ultérieure, l'UE a encouragé des actes délégués pour retirer les préférences d'accès au marché pour 6 pays d’Afrique à revenu moyen à partir du 1er octobre 2016. Par conséquent, si les APE régionaux qui ont été signés récemment ne sont pas ratifiés avant cette date limite, les exportations des pays à revenu moyen devront faire face à une augmentation des droits de douane[4]. Cela signifie que ces 6 pays africains auraient un moins bon accès au marché de l'UE et que leurs exportations seraient considérées dans le cadre du système de préférences généralisées (SPG), en payant des taxes de 8 à 12% de la valeur. Cela n’affecterait pas les pays les moins avancés dont les exportations resteraient sous la préférence de "Tout sauf les armes".
L'UE fait usage de son pouvoir économique en poussant les pays africains à ratifier et à mettre en œuvre des accords qui n’ont pas été ratifiés par leurs parlements et qui n’ont été signés que très récemment, en juin 2016, ou pas du tout. Cette action ne respecte pas la démocratie de ces pays africains et causerait un préjudice économique inutile à ces pays et elle provoquerait de graves dommages à l'intégration régionale. Pourquoi, encore une fois, les pays les plus pauvres en Afrique sont-ils les grands perdants de cette décision ?
Les APE prévoient l'élimination des tarifs douaniers sur les quatre cinquièmes des exportations de l'Union européenne, principalement des produits manufacturés qui sont au détriment de l'industrie naissante en Afrique. À son tour, l'UE continuera à importer de l'Afrique tous ses produits, déjà en franchise de droits. Les pays africains ne peuvent plus taxer la plupart des produits européens qu'ils importent, ce qui les prive des recettes fiscales qui sont nécessaires pour renforcer la capacité des services publics tels que la santé, l'éducation et les infrastructures.
AEFJN a répété à plusieurs reprises, avec beaucoup d'autres organisations de la société civile, que la libéralisation du commerce en Afrique aura des conséquences néfastes et qu’elle accentuera les inégalités et la pauvreté. La libéralisation du marché exigerait que les entreprises locales africaines soient en mesure de rivaliser avec les entreprises étrangères plus riches qui inonderont le marché africain si les APE sont approuvés. Autrement dit, la libéralisation du marché africain va conduire à la destruction de l'industrie naissante de l'Afrique.
La réalité des pays africains
Au cours des dernières années, les pays africains ont fait de grands efforts pour créer une économie solide pour faire face à leur réalité. L'économie africaine a connu une croissance de 5,4% entre 2000 et 2010, mais la croissance a ralenti à 3,3% par an entre 2010 et 2015[5]. Ce ralentissement de son économie a été causé par de nombreux facteurs comme sa dépendance excessive des exportations des ressources naturelles et de l’importation de biens de consommation, la volatilité des prix des ressources naturelles et la crise financière mondiale. Cependant, nous ne pouvons pas observer la croissance économique comme le seul indicateur du développement, car elle n’est pas une mesure valide du progrès. La plupart des pays africains ont progressé depuis plus d'une décennie, tandis que l'indice de développement humain diminue.
Pendant plus d'une décennie, les gouvernements africains ont eu de grands revenus provenant des prix élevés de leurs matières premières et ils ont bénéficié d'investissements étrangers. Mais la population n’a pas profité de ces revenus. Les matières premières et les produits agricoles ont été exportés sans une transformation qui aurait donné une valeur ajoutée aux ressources naturelles et aux produits agricoles et qui aurait créé un secteur industriel et agricole plus fort. De même, l'investissement étranger a été axé sur l'extraction de leurs ressources naturelles et des produits agricoles, provoquant des répercussions négatives parmi les communautés affectées par l'exploitation minière et les investissements agricoles à grande échelle. Beaucoup de leurs gouvernements, aveuglés par leurs revenus et la croissance économique rapide, ont peut-être oublié que l'économie mondialisée exige l'amélioration de la capacité de production, l'amélioration des infrastructures, l’encouragement de l'initiative privée, l'amélioration de leur compétitivité et la réduction de leur dette publique extérieure.
Le résultat de toutes ces circonstances est que, malgré la croissance économique sur le continent, l'inégalité reste persistante et seuls quelques-uns en Afrique bénéficient de la richesse incommensurable de leurs ressources naturelles et des terres fertiles.
Conclusion
Il est légitime que l'UE négocie des traités économiques avec des pays africains pour assurer leurs besoins de ressources naturelles et de produits agricoles. Mais il est tout aussi légitime que les pays africains négocient des accords économiques qui protègent leurs économies, renforcent leurs industries et assurent la souveraineté alimentaire à leur peuple. L'industrie naissante et les agriculteurs familiaux des pays africains doivent être protégés, en renforçant leur capacité de transformer et d’ajouter des valeurs à leurs matières premières et à leurs produits agricoles; sinon ils resteront fournisseurs de ressources pour les pays riches. Il est clair que l'UE profite abusivement de sa puissance économique pour imposer ses conditions et ses traités aux pays africains. Pour négocier des traités économiques, les deux parties devraient partir des mêmes conditions économiques (comme dans le TTIP entre l'UE et les États-Unis) ; ce n’est pas le cas.
AEFJN estime que les APE actuels condamneraient les pays africains à n’être que des exportateurs de matières premières et de produits agricoles, sans aucune chance de développer leurs économies. Seules les élites pourraient tirer profit des produits européens de consommation dans les rayons de leurs supermarchés, mais la majorité de la population continuerait à vivre dans la pauvreté et les inégalités se creuseraient. L'EPA mettrait en danger la souveraineté alimentaire en Afrique et empêcherait les Africains de transformer leurs ressources naturelles en produits à plus de valeur ajoutée.
La lutte pour la liberté en Afrique n’est pas seulement une indépendance politique vis-à-vis de l'ancienne métropole, mais la lutte actuelle pour déterminer sa propre indépendance économique, en offrant la sécurité alimentaire à sa population, en profitant de ses propres ressources naturelles riches, en générant plus de richesse et d’emplois de qualité et en assurant de bonnes conditions de vie à sa population.
L'UE doit revoir sa politique qui souligne la croissance économique comme moyen de développement, en repensant sa position dominante dans les traités économiques et en étant plus souple avec les pays en voie de développement. La valeur de la solidarité ne doit pas être regroupée à l'intérieur des frontières de l'UE, mais utilisée comme la meilleure arme pour promouvoir une véritable politique de développement.
José Luis Gutiérrez Aranda
AEFJN Policy officer
[1] The South African Development Community EPA group comprises Botswana, Lesotho, Mozambique, Namibia, South Africa and Swaziland.
[2] Benin, Burkina Faso, Cabo Verde, Ivory Cost, Gambia, Ghana, Guinea, Guinea-Bissau, Liberia, Mali, Niger, Nigeria, Senegal, Sierra Leone, Togo
[3] http://www.nation.co.ke/news/Tanzania-backs-out-of-EAC-deal-with-EU-over-Brexit/-/1056/3287032/-/s139waz/-/index.html
[4] http://www.s2bnetwork.org/eu-blackmails-african-states/
[5] https://www.weforum.org/agenda/2016/05/what-s-the-future-of-economic-growth-in-africa/