Accords d'investissements, un danger occulte pour l'accès aux médicaments

Jusqu'à maintenant AEFJN et bien d'autres organisations s'occupant de l'accès aux médicaments pour tous dans les pays en développement ont dirigé leur attention sur les liens existant entre les droits de propriété intellectuelle et l'accès aux médicaments. En effet, renforcer les droits de propriété intellectuelle (DPI) agit de manière inversement proportionnelle sur les prix des médicaments et donc sur l'accès aux génériques.
Les compagnies pharmaceutiques et autres ont cité certains pays en arbitrage international pour "non application" de certaines conditions d'investissement. Ceci a révélé que les accords d’investissement représentent une menace plus importante quant à l'accès aux médicaments et aux soins de santé que celle qui découle du renforcement des DPI dans les conventions commerciales
Les compagnies qui intentent des procès à des Etats
EN 2007 après que Merck, qui possède le brevet pour le médicament antirétroviral efavirenz eut refusé d'accepter la diminution de prix de 60% demandée par le gouvernement brésilien, ce dernier émit une licence obligatoire qui permet l'importation et la production de versions génériques de ce médicament. Cette décision permit un accès de 2.8% plus élevé et une réduction du prix de l'efavirenz de 93 %. Merck a considéré l'émission de cette licence obligatoire comme une "expropriation" de ses droits de propriété intellectuelle sur le traité d’investissement entre le Brésil et les Pays-Bas, et déposa une injonction contre l'état brésilien.
EN 2012 Eli Lilly et Co traîna en justice le gouvernement du Canada en demandant 100 millions de dollars US en compensation pour la décision de la justice canadienne qui privait la compagnie de son brevet pour le Strattera, un médicament utilisé pour traiter les désordres de l'attention. Le brevet fut déclaré invalide selon la loi canadienne qui dit que la demande de brevet doit mentionner la preuve que le nouveau médicament est "utile". Eli Lilly refusa d'agir ainsi et affirma que la décision de justice pour le Strattera viole les obligations du Canada au chapitre d'investissement NAFTA[1]
Le nombre de cas d'arbitrage international entre investisseur et état augmente rapidement : de 5 en 1995 à 337 en 2010 et 62 nouveau cas introduits en 2012. En même temps le taux de succès des investisseurs augmente également : 70% des décisions de 2012 sur les plaintes des investisseurs étaient en faveur de ces mêmes investisseurs
Le chemin vers les traités d'investissement actuels
EN 1995 l'OCDE[2] entama des négociations secrètes à propos de l’accord multilatéral sur investissement (AMI) En 1997 une ébauche publiée attira des critiques importantes de la part de la société civile et des pays en développement. L’AMI fut considéré comme une menace à la souveraineté nationale car il affaiblirait des lois nationales, telles que les normes du travail, les droits humains et socio-économiques, la protection de l'environnement, tout en protégeant les multinationales et en facilitant leur expansion dans le monde.
Depuis lors les pays en développement hésitent à signer des accords multilatéraux d'investissement. Pour contrer cela, la Banque Mondiale et des pays occidentaux ont invité des pays en développement à construire un bon "climat d'investissement" comme un moyen d'attirer ces investissements. Les pays en développement qui souhaitent attirer les investissements ont signé de nombreux accords bilatéraux, sans remarquer que ces accords protégeaient les investisseurs. D'autres pays ont signé des accords commerciaux régionaux ou bilatéraux contenant des chapitres sur les investissements, similaires aux accords bilatéraux.
Accords d'investissement et accès aux médicaments
Durant la dernière décennie, des quantités de traités d'investissement bilatéraux ou de traités commerciaux bilatéraux et régionaux ont été signés partout dans le monde entre des pays développés et en développement.
Le lien vers les services de santé et l'accès aux médicaments dans les accords d'investissement découle du fait que la définition d’ « investissement » a été élargie pour inclure les DPI ainsi que la libéralisation du commerce et des services. C'est pourquoi la protection que le pays hôte doit assurer aux investisseurs est étendue aux compagnies pharmaceutiques qui détiennent les brevets pour certains médicaments. Ceci leur donne le droit d'assigner le gouvernement hôte devant la cour d’arbitrage international lorsque le possesseur de la propriété intellectuelle estime que la valeur de ses DPI est affectée par les règlements du gouvernement.
Les accords d'investissement donnent aux droits de propriété intellectuelle, déjà hautement protégés, un autre niveau de protection, c'est-à-dire la protection des investissements. Comme ceci signifie le renforcement des normes internationales des droits de propriété intellectuelle appelées ADPICS, ces accords sont considérés comme "ADPICS plus" Le pays hôte peut être obligé d'adopter des normes plus élevées de législation DPI que ce qui est requis sur le plan international.
Puisque la protection des investissements interdit l'"expropriation" directe ou indirecte d'un investissement, n'importe quelle firme pharmaceutique qui détient un brevet peut prétendre que refuser ou révoquer ces brevets , émettre des licences obligatoires et enregistrer des génériques en référence à des données cliniques ou agir ainsi avant l'expiration des brevets, tout ceci viole leurs attentes légitimes d'un profit. Lorsqu'un brevet est révoqué, comme ce fut le cas pour Novartis et Bayer en Inde, ou quand un pays émet une licence obligatoire de l'un de ses produits, ceci peut mener le gouvernent devant la cour d'arbitrage international.
Conflits d'intérêt
La disproportion dans la plupart des accords d'investissement est évidente: toutes les obligations reposent sur le pays hôte de manière à protéger l’investisseur, alors que l'investisseur et le pays d’où il vient n'ont aucune obligation. Le langage vague, bref, imprécis à propos des obligations du pays hôte mène à des interprétations contradictoires à l'avantage des investisseurs.
Le confit d'intérêt entre les sociétés privées qui font des bénéfices et l'intérêt public et les objectifs de développement de certaines nations est évident. La nouvelle tendance de renforcer les DPI en protégeant l'investissement fait pencher la balance encore plus en faveur de l'industrie pharmaceutique. Les conditions d'investissement minent la capacité et la liberté du gouvernement hôte de légiférer dans l'intérêt public : protéger la santé publique, promouvoir l'accès aux médicaments, ou les déterminants sociaux de la santé tels qu’un environnement sain ou l’accès à l’eau propre et à d'un système sanitaire adéquat. L'application de la protection des investisseurs en Inde peut être mortelle pour des millions de patients et miner sérieusement l'accès aux médicaments génériques, car l'Inde est le fournisseur de 80% des médicaments génériques utilisés dans les pays en développement.
Le droit d'intenter directement un procès à un gouvernement est une escalade dangereuse du pouvoir des sociétés, surtout si l'on considère que les droits des investisseurs sont appliqués par un mécanisme puissant de règlement des différends (arbitrage entre investisseur et gouvernement) Le coût moyen pour un gouvernement assigné à la cour d'arbitrage par un investisseur dépasse 8 millions de dollars par cas. Bien des pays ne peuvent se permettre cela. Cependant les compagnies pharmaceutiques vont utiliser tous les moyens légaux de retirer des profits provenant du monopole de leurs brevets.
Quel est le mécanisme qui prévaut: ADPICs ou TBIs?
EN 1995 les accords internationaux sur la protection des droits de propriété intellectuelle (ADPICs) ont introduit une loi relative à la propriété intellectuelle dans le système commercial international. En 2001 des pays en développement ont obtenu la déclaration de Doha, qui offre la possibilité d'utiliser la flexibilité des ADPICs (licence obligatoire ; importation parallèle ; provision pour des exceptions aux droits des brevets et protection des données) pour protéger la santé publique et promouvoir l'accès aux médicaments pour tous.
L'inclusion actuelle des règlements de la propriété intellectuelle (DPIs) dans les traités d'investissement peut avoir un impact sur les flexibilités des ADPICs, qui sont vitales pour la santé publique. Selon les stipulations des traités d'investissement, des investisseurs peuvent envisager l'utilisation des flexibilités des ADPICs comme une privatisation indirecte et demander des normes de compensation qui sont en contradiction avec les objectifs et les normes de l’ADPIC (rémunération adéquate). Les stipulations peuvent limiter la capacité du gouvernement d’appliquer l’ADPIC et façonner une politique de santé d’un pays.
Quel avenir à long terme?
Beaucoup de pays cités devant la cour d'arbitrage internationale réalisent que leur traités de commerce et d'investissements représentent une sérieuse menace : soit parce qu'il faut payer des sommes énormes comme compensation ou en les empêchant de légiférer au profit de l'intérêt public.
A long terme la protection des investisseurs peut être rejetée complètement, car ils deviennent une réelle menace aussi bien pour les pays riches que pour les pauvres. Quelques pays prennent des mesures : le Brésil n'a pas ratifié ses accords d'investissement. L'Equateur et la Bolivie se sont retirés de ICSID[3] ; l'Equateur, el Salvador et le Venezuela ont renoncé unilatéralement aux TBI (traités bilatéraux d’investissement). L'Afrique du sud et la Norvège ont établi un moratoire jusqu'à leur renégociation. Les états membres de l'Union Européenne ont terminé les accords internes d'investissement. COMESA (Marché commun pour l’Afrique orientale et méridionale), les Etats-Unis, le Canada et ASEAN (Association des nations de l’Asie du Sud-Est) sont très prudents lorsqu'ils établissent de nouveaux TBI ; l'Australie exclut la protection de l'investisseur par l’état ; les Philippines, l'Inde et la Malaisie mettent en question leurs TBI.
Les TBI sont un autre instrument qui reprend le pouvoir aux états pour le donner à des investisseurs. Si nous voulons un monde pour tous, ces accords devront être transformés complètement afin de permettre aux pays de défendre l'intérêt de tous.
Begoña Iñarra
Secrétaire exécutive d’AEFJN
[1] NAFTA/ Accord de libre échange Nord-Américain
[2] OCDE : Organisation pour la coopération et le développement économique
[3] ICSID : Centre international pour le règlement des disputes au sujet des investissements