La fuite des capitaux et son impact sur l’Afrique

D’après des estimations, 1260 à 1440 milliards de dollars US disparaissent chaque année de pays en développement sans laisser de traces, pour aboutir dans des paradis fiscaux ou des pays riches[1]. La majeure partie de cette somme est expédiée par des sociétés multinationales qui cherchent à éviter les taxes là où elles fonctionnent. La somme qui quitte chaque année les pays en développement sous forme de sorties financières non rapportées – on s’y réfère comme à la fuite illicite de capitaux - s’élève à dix fois les aides annuelles globales, et au double des dettes que les pays en développement paient chaque année. Des estimations de la fuite illicite de capitaux à partir de l’Afrique sur une période de 39 ans montrent qu’elle augmente en moyenne d’environ 12% par an.

 

La toute grande majorité des flux financiers transnationaux non enregistrés est illicite, parce qu’ils violent les codes nationaux pénaux et civils, les lois fiscales, les règlements douaniers, les impositions de TVA, les exigences du contrôle du change et les règlementations des banques des pays d’où proviennent les flux illicites ou non enregistrés.

 

Formes de fuite de capitaux

 

Les sociétés ou les groupes multinationaux sont souvent des structures complexes avec des quantités de filiales[2], dont un nombre important peut être localisé dans des paradis fiscaux. Ceux-ci sont des juridictions qui utilisent le secret et des taux faibles de taxes comme argument de vente pour attirer des entreprises vers leurs industries de services financiers. Le secret bancaire qu’ils appliquent rend presque impossible de découvrir qui y possède un compte, à quelle somme il correspond et d’où est venu l’argent. Par conséquent, les paradis fiscaux cachent aussi des activités criminelles et des flux illicites d’argent.

Les profits des multinationales sont répartis entre les filiales par un échange interne, un processus compliqué que les autorités fiscales contrôlent difficilement. On estime que 60% du commerce international est maintenant un commerce interne aux firmes entre des filiales de la même multinationale.

 

La tarification du transfert nécessite la détermination des prix de vente entre les différentes entités à l’intérieur de la même multinationale. Pour ces échanges à l’intérieur d’une firme, on utilise souvent le prix qui crée le meilleur résultat d’ensemble pour la société multinationale à laquelle les deux filiales appartiennent. Par conséquent, les sociétés peuvent répartir le profit entre les deux sociétés filiales de telle sorte qu’une taxe minimale doive être payée. Lorsqu’une société multinationale manipule délibérément les prix qu’elle demande pour des biens ou des services, que ces prix soient artificiellement élevés ou très bas, pour déplacer les profits vers des juridictions où les taxes sont faibles, cela s’appelle une distorsion du prix du transfert.

La distorsion du prix du transfert permet encore une évasion fiscale plus importante lorsqu’elle s’applique à des éléments intangibles comme des logos, des marques, des consultations ou des droits de propriété. La société assigne la propriété de sa marque à une filiale créée dans un paradis fiscal. Toutes les parties productives de la société dans d’autres parties du monde paient alors des droits d’auteur et d’autres honoraires à cette filiale. Ceci garantit un déplacement continu d’argent vers les paradis fiscaux. En 2007, plus de la moitié du commerce mondial se passait via des paradis fiscaux, bien que ceux-ci ne comptaient que pour 3% du produit intérieur brut mondial.

 

Les normes internationales d’information financière (IFRS) ne demandent à une société ou groupe multinational que des rapports consolidés – cela signifie une série de comptes montrant les activités financières et les résultats pour l’ensemble de ce groupe, sans les détailler pour chaque pays. Ceci fait que les autorités fiscales des pays en développement ont beaucoup de difficultés pour savoir quel profit une société multinationale réalise pour ses activités dans leur pays, quelle taxe devrait être payée, et pour découvrir les preuves d’une distorsion des prix du transfert.

 

Il existe plusieurs manières possibles de falsifier les factures, toutes ont en commun que l’importation ou l’exportation de biens n’est pas rapportée fidèlement, ou même qu’elle est complètement falsifiée. Une société qui importe des biens dans un pays en développement pourrait augmenter le prix qu’elle déclare devoir payer au fournisseur étranger, de sorte qu’elle puisse rapporter des profits plus bas et par conséquent payer moins de taxes. L’inverse peut se produire également. Une personne qui exporte des biens d’un pays en développement pourrait sous-évaluer délibérément, au moins dans les documents officiels, ce qui est vendu, de sorte que les profits soient à nouveau cachés. Puisque ces transactions se basent souvent sur des accords verbaux entre acheteurs et vendeurs, la falsification des factures est difficile à détecter et elle est largement répandue.

 

“Christian Aid” a estimé que, rien qu’à cause de ces deux formes de fuite illicite de capitaux, les pays en développement perdent chaque année 160 milliards de dollars US de taxes.[3]

 

Une partie de l’argent gagné, par exemple, par la distorsion du prix du transfert, retourne au pays d’origine par ce qu’on appelle ‘action circulaire’. Ceci signifie qu’une société qui a déplacé des profits d’un pays en développement vers un paradis fiscal réinvestit une partie des profits dans le même pays en développement. Cette fois, l’argent versé est considéré comme un investissement direct étranger et il peut donc bénéficier de conditions fiscales favorables comme des dispenses de taxes offertes par le pays hôte. L’action circulaire permet, non seulement l’évasion fiscale, mais elle tire aussi avantage des exemptions de taxes que de nombreux pays en développement accordent à l’investissement entrant.

 

Conséquences de la fuite des capitaux

 

Forum Syd a calculé que les 15 pays qui ont les sorties illicites de capitaux cumulativement les plus élevées sont en Afrique. Ce sont l’Angola, l’Afrique du Sud, le Cameroun, la Côte d’Ivoire, l’Ethiopie, le Gabon, le Ghana, Madagascar, le Mozambique, le Nigéria, la République du Congo, le Soudan, la Tanzanie, la Zambie et le Zimbabwe.[4]

D’après un rapport de Global Financial Integrity (GFI – Intégrité financière globale’), la moyenne annuelle des flux illicites à partir du Kenya entre 2000 et 2006 peut être estimée à 686 millions de dollars US[5]. Ceci pourrait être comparé avec l’Assistance officielle nette au développement reçue, qui était de 509 millions de dollars pour l’année 2000, et qui avait augmenté jusqu’à 752 milliards en 2005. En Tanzanie, toujours selon les estimations de ‘Global Financial Integrity’, le flux financier illicite était en moyenne de 660 millions de dollars US par an pendant la même période. La fuite illicite totale de capitaux entre 1970 et 2008 est estimée à 7.356 milliards. Rien qu’en 2007, le Nigeria a perdu jusqu’à 501.000 livres, dans le secteur des minerais, du carburant et du pétrole. Le pays est exportateur de ces produits, ce qui signifie que cette somme a été perdue à cause de l’abaissement artificiel du prix de vente final par les sociétés, afin de minimiser les taxes qui doivent être payées au Nigeria[6].

 

Cet argent, s’il était convenablement enregistré et taxé dans le pays d’origine, pourrait évidemment contribuer à un développement considérable et il pourrait apporter une différence majeure dans le combat contre la pauvreté. La fuite illicite des capitaux supprime les investissements, réduit la perception des taxes, aggrave les différences de revenus, blesse la compétition, mine le commerce et draine les réserves de monnaie.

En plus des revenus fiscaux, d’autres gains pourraient être réalisés si la fuite illicite des capitaux pouvait être arrêtée. S’il n’avait pas été possible d’échapper aux taxes et de faire de grands bénéfices grâce à la fuite des capitaux sans être pris, une partie de l’argent aurait pu rester dans les pays d’origine. S’il avait été réinvesti, il aurait pu contribuer à créer des emplois et à favoriser la croissance dans ces pays.

 

La fuite des capitaux représente un fardeau plus lourd en Afrique que dans d’autres régions. En même temps, des actions pour stopper la fuite illicite des capitaux doivent être entreprises par des décideurs, à la fois en Afrique et en Occident si on veut qu’elles réussissent. La sortie des capitaux d’Afrique et leur absorption dans les économies occidentales méritent une égale attention et requièrent un effort concerté. Grâce à une plus grande transparence dans le système financier global, les flux illicites pourraient être raccourcis. Pour mettre fin au secret qui les permet, un échange automatique et multilatéral d’informations entre les autorités fiscales, aussi bien que l’imposition de sanctions aux paradis fiscaux qui ne coopèrent pas, est nécessaire. Une autre mesure importante consisterait à exiger des sociétés multinationales qu’elles rapportent le bénéfice qu’elles font et les taxes qu’elles paient dans chaque pays où elles opèrent. Ceci pourrait devenir obligatoire si on l’introduisait dans les normes internationales d’information financière.

 

Des mesures spécifiques sont aussi nécessaires au niveau des pays. Une telle mesure inclut la construction de cadres légaux mieux adaptés au traitement du problème, une conscientisation aux liens entre évasion fiscale, revenus fiscaux et services sociaux, aussi bien que le développement de compétences des autorités fiscales. Les administrations fiscales des pays en développement ont souvent de faibles ressources et manquent de personnel capable. Le manque de technologie et de la capacité de récolter les taxes, aussi bien que l’inefficacité et le manque de compétence des autorités fiscales, créent des brèches qui autrement auraient été colmatées.

 

Thomas Lazzeri

 

 




[1] Forum Syd, 2011, Bringing the Billions Back (Ramener les milliards), p.9

[2] Une filiale, pour une entreprise, est une entité qui est contrôlée par une entité supérieure distincte. L’entité qui contrôle est appelée la maison mère. Les filiales sont un caractère habituel de la vie des entreprises, et la plupart des entreprises organisent leurs opérations de cette manière. La manière la plus habituelle d’exercer ce contrôle d’une filiale se fait par la possession, par la maison mère, d’actions dans la filiale.

[3] Christian Aid, 2008, Death and taxes: the true toll of tax dodging, p. 6, (Mort et taxes: le vrai coût de l’évasion fiscale)

[4] Forum Syd, 2011 p.41

[5] Global Financial Integrity, 2008, Illicit Financial Flows from Developing Countries : 2002-2006 (Flux financiers illicites à partir de pays en développement)

[6] Christian Aid, 2009, False Profits : robbing the poor to keep the rich tax free (faux bénéfices : voler les pauvres pour que les riches restent exempts de taxes), p.5

Go back