Non à une économie d’exclusion
Au cours du carême, l’Eglise nous invite à réfléchir à notre vie et à notre motivation en tant que chrétiens. Cette réflexion doit atteindre tous les domaines de l’être humain et elle ne peut se limiter à un domaine personnel. En tant que membres de la société, nous sommes invités à revoir notre engagement public et à transformer toutes les choses qui causent oppression et esclavage. Durant ce temps, nous sommes invités à ouvrir nos cœurs aux besoins des pauvres et à nous demander pourquoi le système économique actuel n’est pas adéquat pour se débarrasser de la pauvreté.
Le Pape François a dit: “Non à une économie d’exclusion et d’inégalité” (Evangelii Gaudium, 53-54). Le système économique actuel empêche de plus en plus de personnes de mener une vie dans la dignité comme membres à part entière de la société. Le modèle économique se base sur les hypothèses que la croissance économique et le libre-échange mèneront à plus de justice et permettront d’inclure davantage de personnes ; cependant, en pratique l’inégalité augmente et les pauvres restent exclus. Le pape a mis en garde contre une mondialisation de l’indifférence qui est en train de s’enraciner, qui ignore le cri des pauvres, et qui fournit une sorte de légitimation d’un système économique égoïste et individualiste.
Aussi comment cette réflexion sur la société et l’économie nous interpelle-t-elle dans notre vie ? Qui est favorisé par le système économique actuel ?
Autour de l’UE nous observons qu’une bonne partie des décisions est ajustée à l’intérêt des entreprises en ne tenant aucun compte de la voix des pauvres. Les discussions autour du commerce transatlantique et du partenariat des investissements illustrent également la domination des intérêts des grandes entreprises dans le processus de politiques publiques. En réalité, ce qui se trouve maintenant sur la table de négociations renforcerait l’emprise des grandes entreprises sur la société : les grandes entreprises pourront intenter des procès aux gouvernements européens devant des cours internationales d’arbitrage, si une politique ou une décision dans l’intérêt de la défense des droits des citoyens allait à l’encontre de l’intérêt de l‘entreprise. En pratique ceci pourrait signifier que le jugement d’avocats (avec de bonnes connexions dans le monde des entreprises) aux cours internationales d'arbitrage annuleront des décisions prises par des gouvernements et parlements élus démocratiquement. Par ce moyen, les citoyens européens abandonneraient une grande partie de leur souveraineté à des entreprises.[1] Les négociations ont lieu derrière des portes closes et, comme telles, elles passent sous le radar de la conscience publique.
L’existence de traités semblables a frustré les pauvres de leurs droits en Afrique. Des traités bilatéraux d’investissement entre des pays industrialisés et des pays africains ont lié les mains de gouvernements africains et ont évaporé les droits de la population, au bénéfice de grandes entreprises. En outre, des gouvernements africains sont souvent priés par les donateurs de “créer un environnement favorable” pour des investisseurs étrangers, ce qui, en pratique, mène souvent à des exemptions ou des réductions de taxes pour des sociétés étrangères. Ceci empêche les gouvernements d’acquérir des revenus fiscaux suffisants qui sont indispensables pour contribuer au budget du gouvernement pour des services aux pauvres. L’économie est modelée dans l’intérêt des entreprises et elle n’est pas au service du peuple.
Mais le plus grand problème pour fournir des services aux pauvres est peut-être la pression accrue sur les budgets des gouvernements comme conséquence d’évasion fiscale impunie par les grandes entreprises.
Les entreprises bénéficient des services fournis par un état, que ce soit dans un pays pauvre ou riche : force de travail éduquée/formée, soins de santé, routes, etc. Cependant, toutes les sociétés poursuivent des stratégies d’optimisation des taxes, en d’autres termes pour payer le moins de taxes possible. Pour cette raison, elles établissent des filiales dans des paradis fiscaux pour payer le moins de taxes possible sur leurs profits. De plus, les sociétés exercent une pression constante sur les gouvernements pour des taxes moins élevées, en soumettant les revenus des gouvernements à une pression accrue. De plus, après la crise financière, les budgets des gouvernements des pays riches ont été sévèrement réduits à cause de cautions versées aux banques et de mesures d’austérité. Ces coupes dans les budgets visent souvent les services publics qui sont les seuls accessibles aux pauvres, comme la santé, l’éducation et les services sociaux. A côté de cela, les coupes budgétaires dans les pays développés ont aussi réduit les budgets pour la coopération au développement. Les pays pauvres reçoivent donc moins d’aide en argent et ils doivent eux-mêmes appliquer des mesures d’austérité pour effectuer les paiements de la dette.
Pour les pays pauvres, l’évasion fiscale par des sociétés étrangères qui opèrent sur leur territoire est encore un plus grand problème que pour les pays riches, à cause de leurs budgets déjà limités qui sont compressés au maximum et à cause de leurs graves problèmes sociaux. Les pays pauvres perdent trois fois plus d’argent en conséquence de l’évasion fiscale par des sociétés étrangères qu’ils ne reçoivent comme aide.[2] Par conséquent, les pays pauvres restent dépendants de l’aide, et en plus de cela leurs ressources naturelles sont pillées et on leur vole leur terre tandis que les bénéfices sont exportés vers des pays industrialisés.
“L’impératif d’écouter le cri des pauvres prend chair en nous quand nous sommes bouleversés au plus profond devant la souffrance d’autrui.” (Evangelii Gaudium 193) Cependant, dans le modèle néolibéral actuel, il semble que le cri des pauvres est submergé dans un silence assourdissant.
Alors pourquoi des gouvernements permettent-ils ceci ? Les décideurs politiques sont souvent conscients des problèmes, par exemple le problème de la spéculation sur les marchés boursiers est discuté depuis nombre d’années. Après la crise en 2008 il y avait assez de soutien public pour imposer une certaine réglementation aux banques et aux marchés boursiers, cependant une réglementation significative ne s’est pas matérialisée. Les grandes sociétés sont capables de continuer à éviter la réglementation et la législation sur leurs activités. Elles louent ou emploient des solliciteurs (‘lobbyists’) afin de convaincre les décideurs politiques d’ajuster la législation à leur intérêt ou d’empêcher une réglementation. Les solliciteurs ont souvent des connexions intimes avec les fonctionnaires de gouvernements et beaucoup de solliciteurs ont travaillé pour des administrations gouvernementales et vice-versa.[3]
La voix des pauvres n’est pas entendue dans les décisions politiques. Actuellement, un manque de solidarité caractérise le système économique global qui concentre les ressources et les richesses dans les mains de quelques sociétés qui, apparemment, ont supplanté les gouvernements et les parlements. Entre-temps, les pauvres continuent à perdre leurs ressources et leurs moyens de subsistance via des structures économiques injustes qui mènent à l’exploitation illégale des ressources naturelles et à l’accaparement de terres. En même temps, les pays riches continuent également à marginaliser les pauvres dans leurs politiques qui s’éloignent de la solidarité. Des modèles économiques alternatifs sont nécessaires pour éliminer les causes structurelles de la pauvreté.
Gino Brunswijck
Chargé du plaidoyer
[1] The Guardian, 2013, “US Trade Deal Full Frontal Assault on Democracy” (Transaction commerciale des Etats-Unis, attaque frontale contre la démocratie),à consulter à : http://www.theguardian.com/commentisfree/2013/nov/04/us-trade-deal-full-frontal-assault-on-democracy (en anglais)
[2] Action Aid, 2013, “Why we need Aid & Tax Justice” (Pourquoi nous avons besoin d’aide et de justice fiscale), à consulter à: https://www.youtube.com/watch?v=iOy8Mi3y0dY
[3] The Guardian, 2014, “Lobbying: 10 ways Corporations influence government” (“Lobbying: 10 manières dont les sociétés influencent le gouvernement), à consulter à: http://www.theguardian.com/politics/2014/mar/12/lobbying-10-ways-corporations-influence-government