Comment les décideurs politiques européens cadrent le débat sur la migration
Après la crise grecque, le projet européen est mis une nouvelle fois à l‘épreuve pour formuler une réponse commune afin de procurer un abri aux réfugiés qui arrivent aux frontières extérieures de l’Union Européenne. La plupart des discussions ont tourné autour du renforcement des contrôles aux frontières et des patrouilles (Frontex) et du marchandage des états membres sur le nombre de réfugiés à héberger. Dans différents états membres, il est clair que des calculs électoraux à court terme font surface : divers politiciens ont fait des déclarations stigmatisant les réfugiés, attisant la xénophobie et le racisme vis-à-vis des migrants. Il est clair que l’UE fait maintenant face à un nombre croissant de réfugiés venant de la Syrie déchirée par la guerre et de l’Irak. Cependant, pendant nombre de décennies, des Africains ont fui leur continent pour échapper au conflit, aux troubles politiques et/ou à la privation économique et dernièrement au changement climatique. Beaucoup d’entre eux sont arrivés en Europe. Cependant l’UE et ses états membres ont encore du mal à s’attaquer aux causes fondamentales de ces flux migratoires.
Le débat actuel devrait être recadré pour situer les flux migratoires dans la juste perspective et pour inclure une vision à long terme sur la migration et ses causes profondes. En ce qui concerne la perspective : dans quelle mesure l’UE fait-elle face à la crise actuelle de réfugiés ? Pour les réfugiés syriens, il apparaît que l’UE héberge environ 3% du nombre total de réfugiés syriens, tandis que les pays voisins, la Turquie, le Liban, la Jordanie, l’Egypte et l’Irak en portent le plus grand poids.[1] Il est clair que tout d’abord ce sont les pays d’origine, et ensuite les pays voisins qui sont les principaux pays hôtes des réfugiés. CARITAS Butembo-Béni fait régulièrement rapport sur la violence qui a lieu à Béni (RDC) et sur la charge que pose l’hébergement de réfugiés pour les familles d’accueil, parce que souvent elles vivent elles-mêmes dans la pauvreté. En 2014, l’Afrique sub-saharienne s’est vue obligée de loger 9,5 millions de personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays, ces personnes ne sont pas comptées comme « réfugiés » dans les statistiques.[2] De plus, les pays africains sub-sahariens ont hébergé environ 3,7 millions de réfugiés, ce qui fait à peu près 26% du total global. Les pays européens, pour leur part, ont hébergé 3,1 millions (22% du total), dont plus de la moitié (!), 1,6 millions, sont hébergés par un seul pays, la Turquie.[3] Il est clair que les pays en voie de développement portent largement le fardeau ; en hébergeant environ 86% des réfugiés, et ils le font depuis des décennies : dans les années 90 ils hébergeaient déjà 70% du total. De plus, si on calcule le nombre de réfugiés par PIB (PPP)[4], qui donne une idée de la contribution que fait un pays (et sa population) pour accueillir des réfugiés par rapport à sa capacité économique, nous remarquons que 8 (!) des 10 pays en tête sont africains, et que les 30 pays en tête sont tous des pays en voie de développement.[5] Ainsi, il est clair que la crise réelle des réfugiés a lieu en dehors de l’Europe, en Turquie, en Afrique et dans d’autres pays en voie de développement. Ces chiffres mettent en perspective le sombre débat sur le “partage des charges“ entre les états membres de l’UE, aussi bien que le manque de réponse coordonnée de l’UE à la crise des réfugiés pour soulager les principaux pays d’accueil des réfugiés dans le monde : les pays en voie de développement, et ce manque de réponse dure depuis des décennies.
A la suite de l’afflux actuel de réfugiés, la Commission Européenne a proposé un ensemble de mesures pour traiter la crise des réfugiés, parmi lesquelles on trouve un fonds fiduciaire d'urgence pour l’Afrique, qui vise à “remédier aux causes profondes de la déstabilisation de ces régions, des déplacements forcés et de la migration irrégulière, en améliorant les perspectives économiques et en promouvant l’égalité des chances, la sécurité et le développement.”[6] Une partie de ce fonds est consacrée à contenir la migration, plutôt qu’à s’attaquer aux causes fondamentales. Par exemple, le fonds sera consacré à améliorer la « gestion des migrations », qui comprend confinement et empêchement de la migration irrégulière en Afrique, retour et réintégration des migrants irréguliers, améliorations de la gouvernance, particulièrement la gestion des frontières. Un autre ensemble de mesures a un plus grand potentiel pour s’attaquer aux causes profondes de la migration : établir des programmes économiques qui créent des opportunités d’emplois, spécialement pour les groupes vulnérables, les jeunes et les femmes, aussi bien que des projets pour des services de base (sécurité alimentaire et nutritionnelle, santé, environnement durable) et prévention des conflits. Cependant, dans le cadre du fonds fiduciaire d’urgence, il reste à voir où sera la priorité et si les états membres sont prêts à apporter des contributions. À ce point, Le Luxembourg, L’Espagne et l’Allemagne sont les seuls pays à s’engager pour le fonds, chacun pour un montant de 3 million € du 1,8 milliards envisagés.[7] (En comparaison, le fonds d’affectation spéciale « Madad » de l’UE, qui doit soutenir les pays voisins de la Syrie pour la réception de réfugiés et l’amélioration des conditions dans les camps de réfugiés, n’a reçu que 50 millions sur les 4 milliards d’euros envisagés, à côté des 41 millions de la commission européenne ; seules l’Italie (3) et l’Allemagne (5) ont contribué au fonds.[8])
Cependant, il y a un point faible dans la stratégie du fonds fiduciaire d’urgence, car il ne fait aucune mention des politiques économiques et des opérations commerciales des entreprises qui causent du déplacement des populations en pays en voie de développement. L’approvisionnement de matières premières (minerais, bois et produits agricoles) a conduit des communautés locales à la dérive et a détruit des emplois localement plutôt que de créer des opportunités économiques. Les économies occidentales dépendent largement du pétrole importé et des matières premières à bon marché provenant de pays en voie de développement, et de main-d’œuvre à bon marché. Les principales industries dépendent de ces matières premières en provenance de pays en voie de développement : hi-tech (PC, téléphones, etc.), industries agroalimentaire, automobile, chimique et textile, etc. Cependant, la recherche de ces matières premières a rarement contribué au développement local ; au contraire, depuis des décennies, des chercheurs académiques, la société civile et les journalistes ont rapporté des déplacements massifs de communautés locales dans des pays en voie de développement en conséquence de grands investissements dans les mines, l’exploitation forestière, l’agriculture, le tourisme, etc. Les exemples sont fréquents. Dans le delta du Niger (Nigeria)[9] et en Ouganda[10], des compagnies pétrolières ont mené des communautés locales à la dérive, tandis que des opérations minières à grande échelle ont poussé des gens hors de leurs terres au Burkina Faso[11], en Tanzanie[12], au Ghana[13], en Zambie[14], et en RDC[15] pour n’en nommer que quelques-uns. De plus, il y a la ruée vers la terre arable pour la production de nourriture pour l’exportation, les bio-carburants (encouragés par les cibles de consommation de l’UE) et des matières premières agricoles à travers l’Afrique. Dans des pays qui sont sortis récemment d’un conflit, comme le Liberia et la Sierra Leone, de tels investissements risquent de faire dérailler le processus de paix, parce que la redistribution des terres est cruciale pour mener à bien la réconciliation entre communautés ; cependant de grandes étendues de terre sont cédées à des sociétés qui exploitent l’huile de palme. De même, en RDC, le déplacement causé par des opérations minières à grande échelle augmente aussi le nombre de personnes déplacées à l’intérieur tout en augmentant l’instabilité dans la région.
Une étude a montré que la moitié des 170 sociétés énumérées dans les bourses du Royaume-Uni, de France et d’Allemagne ont été l’objet d’allégations ou de préoccupations quant à l’impact négatif sur les droits humains produit par leurs opérations.[16] Des cadres d’obligations raisonnables (Due diligence) légalement contraignante tout au long des chaînes internationales d’approvisionnement en produits feraient beaucoup pour identifier et éviter des impacts possibles sur les droits humains, augmentant ainsi la transparence dans les affaires internationales. Actuellement, les victimes de violations de droits humains en relation avec les activités des entreprises transnationales ont encore très peu d’accès à des remèdes, et les mécanismes de comptes à rendre par les sociétés restent faibles parce qu’ils sont basés sur des schémas volontaires. En même temps, les sociétés ont accès à une protection élaborée par un arbitrage international à travers des traités d’investissement bilatéral. Dans le domaine de la régulation du comportement des entreprises, l’UE a fait quelque progrès, en particulier la directive de l’UE sur les rapports non financiers et la réglementation sur la diligence raisonnable pour les minerais de conflit dans sa forme actuelle. Néanmoins, des progrès devraient être faits en étendant le domaine des industries éligibles pour des obligations raisonnables, pour inclure à côté des industries extractives et le secteur de l’exploitation forestière aussi d’autres industries qui s’approvisionnent en pays en voie de développement, aussi dans un contexte pacifique. Cependant, des lacunes à la mise en œuvre de cadres sur les affaires et les droits humains persistent à la fois du côté du gouvernement et du côté des sociétés. Ces manquements sont dus surtout au caractère volontaire de ces règles. Ainsi logiquement, plusieurs pays ont adopté une résolution pour établir un instrument international juridiquement contraignant sur les sociétés transnationales et autres entreprises et les droits de l’homme. Cependant, l’attitude de l’UE et de ses états membres dans ces négociations a été tout sauf constructive : tous les membres européens ont voté contre la résolution et ils ont employé des tactiques d’obstruction jusqu’à ce que les négociations se ramènent finalement à une politique de la chaise vide.[17]
Qui plus est, des politiques de développement ont été accusées de contribuer au déplacement de communautés locales. Par exemple, tant USAID (agence des Etats-Unis pour le développement international) que DFID (département du développement international, un secteur exécutif du gouvernement britannique) ont été accusés de financer des schémas de réinstallation violente en Ethiopie.[18] De plus, des institutions financières de développement ont aussi été accusées de financer des accaparements de terre ou au moins de s’être exposées au risque de financer des accaparements de terre.[19] De plus, 3,4 millions de personnes ont été déplacées tant physiquement qu’économiquement par des projets financés par la Banque Mondiale entre 2004 et 2013.[20] Une autre “initiative de développement”, la nouvelle alliance du G8 pour la sécurité alimentaire et la nutrition a été critiquée pour ne pas avoir respecté le principe de consentement libre, préalable et informé, aussi bien que pour avoir causé des déplacements en exécutant ses programmes.[21] La préférence du G8 pour l’agriculture intensive à grande échelle émerge clairement, car 1,8 million d’hectares de terre ont été délimités pour de grands investisseurs privés dans seulement 4 pays partenaires.[22] Des communautés locales perdent le contrôle des ressources et de la terre, au bénéfice de grandes sociétés. Ainsi, plutôt que de créer des opportunités économiques pour les petits commerçants comme le prétend le G8, ce programme a une plus forte probabilité de détruire des emplois dans l’Afrique rurale, en privant les Africains de l’accès à leurs ressources productives et donc à leur revenu et à leurs moyens de subsistance.
Pour endiguer les flux de réfugiés à travers le globe, des patrouilles aux frontières ont peu de chances d’aboutir à un impact positif à long terme sur la migration forcée. Cependant, un recadrage des politiques économiques de l’UE, telles que les cibles des bio-carburants, les politiques agricoles et le commerce international, de manière à ce qu’ils ne nuisent pas aux PME (petites et moyennes entreprises) aux pays en voie de développement, mais qu’ils contribuent plutôt à l’allègement de la pauvreté et au développement local, peut contribuer amplement à réduire la migration forcée. Etant donné l’impact que les politiques économiques de l’UE peuvent exercer dans les pays en voie de développement, l’introduction de sauvegardes dans les politiques publiques semble un strict minimum (par exemple, des évaluations de l’impact de politiques commerciales sur les droits humains, et des sauvegardes environnementales et sociales pour le financement du développement). Ensuite, demander une conduite responsable des sociétés qui vendent des produits et services sur le marché de l’UE, en s’assurant qu’un impact négatif sur les droits humains soit évité ou, qu’à tout le moins les victimes aient accès à un remède, créera également plus de stabilité économique et sociale dans les pays en voie de développement. C’est pourquoi il est indispensable de mettre en place un instrument contraignant qui tienne les entreprises pour responsables en cas de violation des droits humains. De plus, réduire la pression sur la terre et les ressources dans une économie circulaire tout en restaurant le contrôle des communautés locales sur leurs terres, ressources et forêts a plus de chances de créer des opportunités économiques pour le développement. Arrêter la ruée des sociétés vers les ressources de l’Afrique tout en donnant à la jeunesse une perspective d’avenir dans la région rurale empêchera des masses de jeunes de déserter leurs foyers ancestraux.
Gino Brunswijck
Chargé de recherche
[1] Al Jazeera, Syrian Refugees: a Catastrophe in numbers, 2015, consulté à, http://www.aljazeera.com/news/2015/09/syrian-refugees-catastrophe-numbers-150914155206879.html
[2] UNHCR, “Global Trends: Forced Displacement in 2014: World at War”, 2015, consulté à http://www.unhcr.org/556725e69.html, p.47.
[3] UNHCR, Ibid, pp. 9-10, p.47.
[4] Produit intérieur brut en parité de pouvoir d’achat.
[5] UNHCR, Ibid, pp.15-16.
[6] Commission européenne, « Crise des réfugiés: La Commission européenne engage une action décisive — Questions et réponses », 2015, consulté à, http://europa.eu/rapid/press-release_MEMO-15-5597_fr.htm
[7] L’Agence France Presse, « Réfugiés: l'UE presse les Etats membres de tenir leurs promesses financières », 2015, consulté à http://www.afp.com/fr/info/refugies-lue-presse-les-etats-membres-de-tenir-leurs-promesses-financieres
[8] Le Monde, « Crise des Migrants : les aides financières européennes au plus bas », 2015, consulté à, http://www.lemonde.fr/europe/article/2015/09/17/entre-europeens-la-crise-des-migrants-est-aussi-une-question-de-gros-sous_4761600_3214.html
[9] Journal of Sustainable Development in Africa, “Oil Induced Environmental Degradation and Internal Population Displacement in the Nigeria’s Niger Delta”, C.O. Opukri & I.S. Ibaba, 2008, consulté à, http://www.jsd-africa.com/Jsda/V10N1_Spring2008/PDF/OilInducedEnvDegr.pdf
[10] Environmental Justice Atlas, “Oil refinery in Hoima District and evictions, Uganda”, 2012, consulté à, https://ejatlas.org/conflict/eviction-and-relocation-of-thousand-of-families-for-the-construction-of-an-oil-refinery
[11] Fian, “L’or n’aime pas le bruit”, 2013, consulté à, http://www.fian.be/infotheque/publications/article/resume-de-cas-essakane-burkina?lang=nl
[12] USAID, Foundation for Enviromental Security & Sustainability, “Tanzania’s Gold Sector: from Reform and Expansion to Conflict?”, 2010, consulté à, http://www.fess-global.org/publications/issuebriefs/tanzanias_gold_sector.pdf; Journal of Cleaner Production, “Environmental and Socio-economic impacts of mining on local livelihoods in Tanzania: A Case Study of Geita District”, by A.G.N. Kitula, 2003, consulté à, http://www.commdev.org/files/2701_file_tanzaniamining.pdf
[13] No Dirty Gold, “Ahafo: Ghana: Wassa District: Newmont”,consulté en octobre 2015 à http://nodirtygold.earthworksaction.org/voices/wassa_ghana#.Vh4hOOyqqko
[14] Thomas Reuters Foundation, “Campaign Group says women pay the price of Zambia Mining Expansion”, 2015, consulté à, http://www.trust.org/item/20150915010131-nxd08/?source=jt
[15] KBA Foncaba, “Environnement au Sud-Kivu : Des chercheurs d’or pollueurs : Qui va payer ?”, 2013, consulté à, http://www.kba-foncaba.be/fr/divers-fr/1436-environnement-au-sud-kivu-des-chercheurs-d-or-pollueurs-qui-va-payer.html?showall=1&limitstart=
[16] IPIS, “The Adverse Human Rights Impacts of European Companies: Getting a Glimpse of the Picture”,2014, consulté à, http://www.corporatejustice.org/IMG/pdf/ahrri_report_final-2.pdf
[17] European Coalition for Corporate Justice, “Towards a legally binding instrument on Business and Human Rights”, 2015, consulté à, http://www.corporatejustice.org/ECCJ-intervention-at-EU-Parliament-Event-on-the-UN-Treaty-on-Business-and-Human.html?lang=en
[18] Oakland Institute, “Understanding Land Investment Deals in Africa: Ignoring Abuse in Ethiopia: DFID and USAID in lower Omo Valley”, 2013, consulté à, http://www.oaklandinstitute.org/sites/oaklandinstitute.org/files/OI_Brief_Ignoring_Abuse_Ethiopia_0.pdf
[19] Global Research, “Agro-colonialism and Land Grabbing in the Congo”, 2015, consulté à, http://www.globalresearch.ca/agro-colonialism-and-land-grabbing-in-the-congo/5453090; Aprodev, “Policy Brief: The Role of European Development Finance Institutions in Land Grabs”, 2013, consulté à, http://www.curtisresearch.org/Aprodev_policy_brief.%20Final.%20May%202013.pdf
[20] Huffington post & International Consortium of Investigative Journalists, “Evicted & Abandoned”, 2015, consulté à, http://projects.huffingtonpost.com/worldbank-evicted-abandoned
[21] Euractiv, “Putting the Brakes on New Alliance Land Grabs”, 2015, consulté à http://www.euractiv.com/sections/development-policy/putting-brakes-new-alliance-land-grabs-312976 ; Oakland Institute, “Irresponsible Investment: Agrica’s Broken Development Model in Tanzania”, 2015, consulté à http://oaklandinstitute.org/irresponsible-investment
[22] ActionAid, “New Alliance : new Risk of Land grabs: evidence from Malawi, Nigeria, Senegal and Tanzania”, 2015, consulté à http://www.actionaid.org/sites/files/actionaid/new20alliance20new20risks20of20land20grabs.pdf